Épisode 1 — Sur le bas-côté
Fin de l’hiver, début du printemps 2020.
Le « monde d’avant » nous a filé entre les doigts, comme du sable. À peine le temps de réaliser.
Ce n’est pas un mauvais rêve. Nous nous sommes laissé prendre par surprise. Nous voici actrices et acteurs de scènes impensables, sorties d’un feuilleton de série B, les bras ballants, au beau milieu d’un magasin alimentaire aux rayonnages moitié vides. « Rendez-moi ma plaquette de beurre demi-sel ou je fais un malheur ! »
Paris sidéré, Paris oppressé, mais Paris confiné
Sidérés, oppressés, confinés. Nous redécouvrons tout à la fois, la beauté et la fragilité de la condition humaine. S’inquiéter, avoir peur est naturel, quand l’épidémie nous effleure, nous, nos proches, quand il faut prendre soin de nous tous. Et l’on se surprend à ne plus lire les nouvelles, passée une certaine heure, pour préserver nos soirées, notre mental et notre sommeil.
Mais la peur ne dessine pas un chemin : ni pour avant, ni pour maintenant, ni pour après. Agir, c’est un chemin, car agir c’est être vivants. Reconnaissons cependant qu’agir dans un périmètre de quelques dizaines de mètres carrés, ça s’appelle aussi tourner en rond. Du reste, si nous voulons vivre sereinement, nous allons devoir apprendre à réfléchir avant d’agir.
Cinq minutes pour courir après « l’avant »
Précisément, par quel bout prendre ce truc ? La situation est à l’image de notre monde. Elle est d’une telle complexité qu’aucune réflexion ne parvient à l’embrasser entièrement. Les pensées avancées ici n’ont d’autre but que de mettre en mots, de tirer quelques fils, histoire de se forger une opinion. Histoire également d’avoir quelque chose de pas trop sot, d’à peu près réaliste et si possible d’encourageant à proposer à nos enfants, quand ils demandent : « Dis, c’est par où ce monde d’après » ?
Avant de parler de l’après, on pourrait peut-être discuter cinq minutes de l’avant.
L’avant, il a filé. Ou plutôt, nous l’avons laissé filer. Nous pouvons réécrire l’histoire mille fois puisque nous avons du temps à tuer. Mais il est trop tard pour la refaire. Nous étions lancés pied au plancher sur l’ « autoroute du progrès », coupant des forêts pour faire de la place à des troupeaux de bœufs qui termineraient en fines tranches dans nos clubs-sandwiches, vidant la mer de ses poissons pour leur réserver le même sort, puisant au passage son sable pour bâtir des gratte-ciel hauts comme des montagnes, brûlant les sols, consommant l’énergie fossile à tue-tête. Un à un, les voyants du tableau de bord s’étaient mis à clignoter. Tous, sauf un : l’essence.
Vertige d’essence
Alors, nous avons haussé les épaules, ignoré les sorties de secours les unes après les autres. La jauge à carburant semblant éternellement pleine, pourquoi diable nous en faire ?
Et puis voilà que la police de la route nous barre le passage. Veuillez stationner sur le bas-côté, merci. Interdiction d’aller faire pipi dans l’herbe sans présenter d’autorisation de sortie du véhicule. Plantés là, les mains sur le volant, prêts à redémarrer, nous lâchons un premier juron. Après quelques temps, quelques parties des 7 familles, une fois le stock de bonbons épuisé, morts d’ennui, nous contemplons le monde autour de nous. Nous finissons par poser les yeux sur le tableau de bord et réalisons l’ampleur de la situation. Ça clignote de partout. Une guirlande de Noël. Deuxième juron. L’arrêt forcé nous a dessillés les yeux.